Dans un livre publié en 1991 mais réédité (et augmenté) en cette année 2023, L’Hiver du Connétable. Charles de Gaulle et l’Irlande, Pierre Joannon, écrivain, historien et diplomate, spécialiste de l’Irlande, revient sur cet épisode.
Un livre passionnant pour quiconque s’intéresse au Général De Gaulle, à son histoire, mais également à cette relation méconnue avec l’Irlande.
Pour évoquer l’ouvrage, nous avons interrogé Pierre Joannon. Breizh Info : Vous avez publié L’Hiver du Connétable. Charles de Gaulle et l’Irlande chez un éditeur breton en 1991. Pourquoi rééditer cet ouvrage aujourd’hui ?
Pierre Joannon : Pour de multiples raisons. Fin 2020, le cinquantième anniversaire de la mort du Général qui fut jalonné d’émissions télévisées et de très nombreuses publications a permis d’approfondir notre connaissance du personnage et de prendre une mesure plus exacte de sa contribution à l’histoire de notre pays, et cela dans un contexte apaisé. En forme d’adieu à la vie publique, la rupture que constitua le voyage en Irlande m’a semblé, à cet égard, digne d’être revisitée. D’autant que, tout au long de ces dernières années, des documents et témoignages nouveaux ont rendu indispensable l’actualisation de mon récit. Ainsi des souvenirs d’Alain Peyrefitte sur de Gaulle, des Mémoires de Bernard Tricot
et des documents sur la politique étrangère irlandaise publiés, à intervalles réguliers, par la Royal Irish Academy. Ayant également eu la bonne fortune d’acquérir la biographie de Daniel O’Connell publiée, à Lille en 1848, par Joséphine Marie Anne Maillot, grand-mère du Général, j’ai pu mesurer à quel point cet opuscule avait pu influencer son petit-fils en faisant l’apologie de l’homme providentiel et de la résistance à toutes les formes d’oppression religieuse et nationale. Enfin, j’ai été encouragé à faire reparaître mon essai en constatant à quel point le séjour du Général parmi eux avait marqué les Irlandais . J’ai sous les yeux un article du grand quotidien dublinois The Irish Times, en date du 31 Décembre 2022, intitulé « L’Irlande est-elle plus proche de Paris ou de Berlin ? » : il est
illustré par une photo des « jumeaux fabuleux », de Gaulle et de Valera, prise à la veille du 18 Juin 1969 à Aras an Uachtarain, la résidence du Président d’Irlande.

B.I. Dans quel contexte politique Charles de Gaulle se rend-il en Irlande à la fin des années soixante ?
Pierre Joannon : Le 27 Avril 1969, le « non » l’emporte au référendum sur la réforme du Sénat et des régions. S’estimant désavoué, de Gaulle démissionne séance tenante de ses fonctions de président de la République. Et le 10 Mai 1969, il pose le pied en Irlande. Il y séjournera jusqu’au 19 juin . Pourquoi l’Irlande, lui demanda un diplomate de l’Ambassade de France ? De Gaulle lui répondit qu’il avait toujours souhaité visiter le pays de ses ancêtres Mac Cartan. Prendre du champ lui permettait également de ne pas paraître influencer, par sa présence, la campagne présidentielle qui allait s’ouvrir du fait de la vacance du pouvoir. Enfin il tenait à se tenir dorénavant à l’écart de la traditionnelle cérémonie du Mont Valérien, le 18 Juin. En gagnant l’Irlande, cette île d’extrême occident, il tournait définitivement la page ouverte en Juin 1940. Dire qu’il fut accueilli à bras ouvert par les Irlandais relève de l’euphémisme . « Répondant à l’appel du sang » titra un quotidien de
Dublin. Il faut se souvenir que l’Ile Verte était en paix. Les premiers affrontements en Irlande du Nord n’eurent lieu qu’à l’été 1969, plusieurs semaines après le retour du Général en France. Ce qui occupait alors les esprits, en république d’Irlande, c’était le désir d’adhérer à la Communauté économique européenne afin de parachever l’indépendance économique de l’Éire. Le pays s’y était préparé en libéralisant ses échanges, en modernisant son agriculture et en faisant appel aux capitaux étrangers pour muscler son industrie et dynamiser ses exportations.
Accueillir en leur sein l’homme qui s’était opposé à la candidature européenne des deux îles de l’archipel était, aux yeux de certains Irlandais, un signe du destin.
B.I : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce clan celtique des Mac Cartan dont se réclamait le général de Gaulle ?
Pierre Joannon : L’histoire mouvementée des Mac Cartan, chefs de clan à Kinelarty dans le sud du comté de Down, aujourd’hui situé en Irlande du Nord, est une longue chronique d’avanies diverses, de rébellions désespérées et de spoliations systématiques, à l’image de la conquête et de la colonisation de l’Irlande par sa puissante voisine. Dès le douzième
siècle on voit des Mac Cartan s’opposer, les armes à la main, aux chevaliers normands débarqués en Irlande pour se tailler des fiefs dans les terres des vieux clans celtes. La rupture du roi Henri VIII avec Rome envenime le conflit en lui surajoutant une dimension religieuse. Sous Elizabeth I qui parachève la conquête de l’Ile Verte au terme de véritables
campagnes d’extermination, les Mac Cartan sont à nouveau sur le pied de guerre. Vaincus, ils se voient confisquer terres et châteaux. Ils conservent à grand peine leur domaine de Loughinisland, à son tour menacé par la colonisation de peuplement de l’Ulster par des Anglais et surtout des Ecossais presbytériens des Lowlands. En 1641, les Irlandais se soulèvent dans tout l’Ulster. Des Mac Cartan prennent la tête des bandes rebelles. L’un d’eux siège à l’assemblée générale de la Confédération de Kilkenny, embryon de gouvernement central de l’Irlande catholique en armes. Ils essuient à nouveau une défaite cuisante : un Patrick Mac Cartan est condamné à mort et décapité, le château de Loughinisland est incendié et les dernières terres en possession du clan sont confisquées. Cela n’empêche pas les survivants de se rallier à la cause de Jacques II Stuart et du parlement catholique de Dublin. Les défaites de la Boyne et d’Aughrim et la reddition consacrée par le traité de Limerick de 1691 leur administrent le coup de grâce. Définitivement ruinés, totalement spoliés, les Mac Cartan s’embarquent pour la France et s’engagent dans les rangs des « Oies Sauvages », la célèbre Brigade irlandaise au service de la France.
Arrière-petite-fille d’un officier au régiment irlandais de Berwick, Marie Angélique Mac Cartan convole en justes noces avec un avocat lillois, Henri Louis Delannoy. Ils donnent naissance à une fille, Julie Marie Delannoy, qui épouse en 1858 l’industriel lillois Jules Maillot. La fille du couple, Jeanne, s’unit à Henri de Gaulle et donne naissance à Charles de Gaulle le 22 novembre 1890. Cette ascendance ulstérienne dont la trace est conservée
au Genealogical Office du Château de Dublin fit la une des journaux irlandais au lendemain de la Libération de la France. Elle fit l’objet d’une mention spéciale dans le Dictionnaire des Irlandais ayant fait souche en France, publié à Dublin en 1949. Les principaux intéressés n’en ignoraient rien. Au lendemain de la guerre, le général de Gaulle et son frère tissèrent des liens avec une descendante du clan Mac Cartan. Devant certains interlocuteurs choisis à dessein, le Général n’hésitait pas à se prévaloir de cette hérédité d’un sang rebelle à l’influence « anglo-saxonne ». D’où son désir de visiter le pays de ses ancêtres irlandais, une tentation qui l’avait déjà effleuré au plus fort des évènements de Mai 1968.
B.I. : Avait-il de l’histoire de l’Irlande une connaissance approfondie ? Éprouvait-il de la sympathie pour la cause de l’émancipation de l’Ile Verte ? Sait-on quelles étaient ses opinions sur l’Irlande contemporaine ?
Pierre Joannon : N’exagérons rien ! De l’histoire de l’Irlande dont Jean Lacouture écrit joliment qu’elle fut un long 18 Juin, le général de Gaulle n’était pas un spécialiste à proprement parler. Mais certains épisodes lui étaient familiers et il n’en ignorait pas les grandes lignes. Dans la maison de Daniel O’Connell à Derrynane, il surprit son entourage par sa connaissance de la vie et de l’œuvre du tribun irlandais qui arracha à une Angleterre plus que réticente l’émancipation des catholiques en 1829. Il est vrai que sa grand-mère maternelle avait publié une biographie du « Libérateur » qui avait été une de ses premières lectures de jeunesse avec les œuvres de Montalembert, disciple français d’O’Connell, dont son père faisait grand cas. Il ne cachait pas non plus son admiration pour Eamon de Valera, son rôle pendant la guerre d’indépendance des années vingt, sa défense opiniâtre des intérêts et de la souveraineté de son pays jusqu’à la proclamation de la neutralité de l’Éire pendant la deuxième guerre mondiale. La rencontre entre les deux hommes d’État fut un moment fort du séjour du Général en Irlande. Je n’ai pas résisté à la tentation de brosser une comparaison fouillée entre ces deux destins à ce point similaires que la presse anglaise n’hésita pas à saluer la disparition du « de Gaulle irlandais » à la mort du père fondateur de l’Irlande indépendante. Sur la partition de l’Ile Verte, on ne sache pas que de Gaulle ait formulé une opinion quelconque, mais au terme de son voyage il adopta à deux reprises une attitude assez révélatrice de ce qu’il en pensait dans son for intérieur. Soucieux de rencontrer une trentaine de descendants du clan Mac Cartan, il insista pour que cette rencontre ait lieu à Dublin et non dans le comté de Down, berceau de ses ancêtres irlandais, au motif qu’il était situé dans cette partie de l’Irlande toujours rattachée au Royaume-Uni. Au déjeuner d’adieu au Château de Dublin, il termina son discours en levant son verre à la santé « de l’Irlande tout entière ». Difficile d’être plus clair...
B.I. : Charles de Gaulle mit-il à profit son séjour irlandais pour dresser une sorte de bilan de sa vie politique ? Et quelle forme d’héritage cet événement laissa-t-il dans l’histoire politique des deux pays ?
Pierre Joannon : L’Irlande de l’Ouest et ses grandioses et sauvages perspectives permit au Général de prendre définitivement congé de la vie publique, le cœur rasséréné après l’amertume des premiers jours . En lisant Chateaubriand dont l’humeur altière s’accordait à ses sentiments, il tournait définitivement la page de son engagement et commençait de rédiger ses propres Mémoires d’outre-tombe, « tâche beaucoup plus importante pour la France que ce que je pourrais faire à l’Élysée si j’y étais encore ». Aux Irlandais, de Gaulle, par ses propos, s’efforça d’insuffler confiance et espoir en eux-mêmes .
Aux deux peuples, il prêcha la nécessité de hâter le rythme et de hausser l’étiage de leurs relations. Ses mots sont restés gravés dans les esprits :