apostrophe45. Qu’est-ce qui a changé dans le quartier de La Source, dix ans après les émeutes de 2005 ?

 

Yves Bodard (ancien éducateur de rue, auteur de Banlieues, de l’émeute à l’espoir. 2005-2015, les promesses n’ont pas été tenues. On a fait du saupoudrage. Pourtant, on ne peut pas dire que rien ne s’est passé, notamment en ce qui concerne la transformation de l’habitat social. Le problème est que les habitants n’ont pas été associés au GPV. On va, bien sûr, me dire le contraire et tenter de me disqualifier. Mais je dis que c’est faux. C’est, en réalité, une vision très technocratique et politique des quartiers. J’affirme que les politiques n’ont pas accompagné la population du quartier. Il va bien y avoir deux ou trois maquettes exposées lors des quelques réunions publiques, ceci dit, ce n’est pas de cette manière qu’on va associer les habitants aux initiatives politiques. De toute façon, il n’y a plus de relais sur le terrain. On a fait une politique du bâti mais pas une politique sociale ou humaine. Cela aurait dû passer par de l’accompagnement, par le fameux empowerment. Les éducateurs de rues, les animateurs de quartiers ainsi que le tissu associatif ont été appauvris et sacrifiés au fil de ces dernières années. Tous ces rouages, qui faisaient le lien avec les habitants, n’ont pas été faits. En revanche, les politiques ont tissé tout un maillage de contrôle social à travers des dispositifs matériels de surveillance et non plus humains, Dix ans après donc, on en est là, à parler de radicalisation. À l’époque, on parlait de délinquance, aujourd’hui, cette forme de délinquance peut conduire à la radicalisation. On prend ça en pleine tronche. Il n’y a plus ces amortisseurs, ces pacificateurs sociaux à La Source. Le problème, c’est que tout le monde pense qu’il peut faire du social. Mais ça s’apprend, c’est un vrai métier ! On ne fait pas n’importe quoi,

« On a vendu de l’espoir aux jeunes »

apostrophe45. Pour vous, les promesses n’ont donc pas été tenues.

Yves Bodard. Les promesses n’ont pas été tenues et parmi elles, celle portant sur le vote des étrangers pour les élections locales.

On a vendu de l’espoir aux jeunes qui avaient 15-16 ans et qui en ont désormais 25-26. Ces promesses ont laissé aussi beaucoup d’amertume. Sans compter que nombre de services publics ont été supprimés dans le quartier. La nature ayant horreur du vide, d’autres choses sont entrées en action favorisant le repli communautaire. Les acteurs sociaux sont porteurs de la République dans les quartiers mais on les supprime car, électoralement, on veut faire monter le sentiment d’insécurité. Je me souviens d’un article en 2006 dans Le Monde qui titrait « A La Source, on a besoin de voter ».

apostrophe45. Vous dîtes qu’il n’y a pas eu un accompagnement des politiques, autre que par le bâti. Mais y avait-il vraiment une volonté de ces populations de faire justement d’empowerment ?

Yves Bodard. Il y a une capacité à faire bouger les choses mais il faut consulter ces populations qui, il est vrai, vont à leur rythme. Je me souviens d’avoir accompagné des jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. On ne peut pas dire, à l’époque, qu’ils n’avaient pas envie de s’investir dans la vie de la République et dans la vie de la cité. Aujourd’hui, peu de personnes à La Source se sentent concernées par des élections. Regardez le score de Michel Ricoud (élu PCF) à La Source, lui qui est pourtant ultra-présent là-bas ! Il y a quand même un problème ! Quels signaux les politiques donnent-ils à tous ces gens ? Le lien social, c’est quand il ne fonctionne plus qu’on s’aperçoit que c’est le bazar. En 2005, je n’étais déjà plus éducateur mais j’avais pris une journée pour aller à la rencontre des jeunes. Là, je me souviens avoir rencontré Michel Ricoud mais il n’y avait aucun autre représentant politique sur le quartier. Qu’on ne vienne pas nous pipoter aujourd’hui. Les éducateurs de quartier, qui étaient inféodés à Florent Montillot [ndlr : alors adjoint à la sécurité et à la tranquillité publique d’Orléans), je ne les ai pas vus durant les émeutes. Ce sont les mères de famille et les parents musulmans qui sont descendus, les premiers, pour récupérer leurs enfants sur le Quartier. Eux ont joué leur rôle et non les personnes qui avaient pourtant vocation à jouer les amortisseurs.

« Les liens humains ont disparus "

apostrophe45. Quelle est l’image la plus forte que vous retiendrez de ces émeutes de 2005 ?

Yves Bodard. L’image la plus forte, c est au moment ou les CRS m’ont détourné pour ne pas traverser la rue Romain-Rolland qui était mon itinéraire habituel. On m’a interdit de passer et même, le soir, de me rendre dans le quartier pour tenter de temporiser. Et c’est aussi pour cette raison que je me suis mis en situation d’écriture. J’ai été choqué car j’ai pris conscience que les autorités étaient en état de guerre contre leur jeunesse.

apostrophe45. Dix ans après, certains secteurs du quartier de La Source sont-ils des zones de non-droit ?

Yves Bodard. Non, après, ça dépend si on veut ou non s’y rendre. Qu’il y ait une volonté politique de ne pas y aller, peut-être. Quand j’étais éducateur de rue, fantassin aux mains nues donc j’étais porteur de la loi et des valeurs républicaines, d’un service public, et je pouvais aller partout à La Source.

apostrophe45. La sémantique a aussi évolué. Il y a dix ans, on parlait d’émeutiers, aujourd’hui, on entend des mots tels que terroristes ou radicalisation. Un tel vocable est-il justifié à La Source ?

Yves Bodard. Je ne l’ai pas forcément senti. Je le perçois plus dans le traitement de l’actualité et dans la presse mais dans le contact que je peux avoir avec les jeunes du quartier, je ne le ressens pas. D’ailleurs, quand je suis face à eux, je me présente comme un mécréant. Ils sont morts de rire. Ça dépend comment on interprète ce type de vocabulaire. Tout dépend aussi si on veut généraliser ces problèmes-là. Par contre, les liens humains ont disparu ce qui est, pour le coup, favorable à l’émergence de la délinquance et au développement de la radicalisation.

Propos recueillis par Richard Zampa